« Vous vous foutez de moi ? » siffla l’agent.
Mais voici l’histoire à son début. De génération en génération, on avait toujours aimé la vie, dans la famille Lâvî. C’était comme ça. Mais a-t-il eu une bonne idée, ce jeune couple, lorsqu’il s’est agit de choisir le prénom du futur rejeton, de jouer à « Monsieur et Madame Lâvî ont un fils, comment se prénomme-t-il? » . Ainsi naquit, au deuxième quart du siècle dernier, dans un petit village d’une sorte de bout du monde (son clocher de guingois, son moulin à eau sans roue ni eau, son château délabré), un beau bébé, joufflu à souhait, un Lâvî, Aimé de son prénom, qui, de suite, fit la fierté de ses parents. Aimé Lâvî !! Mais « aimé », c’est du passé. Un enfant au participe passé. Il a aimé la vie, c’est « has been », c’est cuit, fini, classé avant que de naître ! Un enfant puis un adolescent très calme, mélancolique, replié sur lui-même, n’appréciant pas les contacts, qui grandit, fatigué de naissance. On dit que ce sont les vieilles âmes qui sont ainsi, parce qu’usées, parce que fatiguées de vouloir partager leur sagesse à un monde qui ne veut pas les écouter. Ainsi était Aimé Lâvî. Il avait si souvent l’impression d’avoir déjà vécu telle ou telle situation, à quelques accents près… « dans une vie antérieure, peut-être », se disait-il. Et pourquoi avait-il toujours cette chanson de Bruand en tête ? « A la gout’ d’or » Il aimait dessiner ; il diluait ses couleurs en lavis mélancoliques. Comme on lance une bouteille à la mer, il se jeta dans la politique mais ses visions, vieilles, dépassées, ne récoltèrent aucun suffrage.
Un jour pourtant, tout a basculé. Le jour où il est tombé amoureux. Quand Aimé la vit, la jeune Zandra, sur le plateau de l’Eurovision, chanter à tue-tête « J’aime, j’aime la vî…ne m’en veuillez pas, je suis née pour ça aa », son sang ne fit qu’un tour, Se précipitant dans les loges en hurlant « Belgium twelve points », il fit, entre deux portes, un rapide lavis aux couleurs enfin chatoyantes, de deux cœurs enlacés, lavis que Zandra aima. Le miracle se produisit : Aimé aima Zandra, Zandra aima Aimé. L’amour transforme l’homme. Mais pourquoi toujours cette chanson de Bruand en tête ? « A la gout’ d’or » ? De mélancolique, il devint joyeux, de fermé sur lui-même, il devint cet époux, ce père, cet homme politique au charisme merveilleux. Il s’appellerait désormais « Aimer er, Aime, Aimons, Aimez ez ».. Son slogan « Avec Lâvî, aimez la vie » fit mouche, car il résumait un programme politique plein d’idées neuves, de dynamisme qui eut vite fait de transformer le village en un modèle de convivialité, de vie associative et de développement durable. Il y eut de nouveau farine au moulin, le château devint un lieu de rencontre, de vie citoyenne, culturelle, artistique, d’accueil pour tous. Seul le clocher resta de guingois, mais constitua un pôle d’attraction pour les passionnés du Patrimoine. « Avec Lâvî, la vie est belle ».
Ainsi continua la vie d’Aimé Lâvî, tournée vers les autres, vers l’Amour. Aimé aimait et était aimé. Le participe passé prenait tout son sens. Il devint député. Toujours avec « La gout’ d’or » en tête, il vieillit, comme cela nous arrivera sans doute, et gagna en sagesse ce qu’il perdait en dynamisme. La sagesse passive et mélancolique de sa naissance avait fait place à une clairvoyance qu’on aimait consulter. Mais combien de fois n’a-t-il pas pensé qu’il faudrait plusieurs vies pour faire tout ce qu’il avait en tête ; cette idée l’obsédait.
Ses forces diminuant, alors que Zandra était déjà par-delà le miroir, il sentit l’irrésistible appel d’un périple à Paris, sans savoir pourquoi. Pourquoi se retrouva-t-il dans le quartier de la Goutte d’Or ? Ses pas le conduisaient, avaient pris le contrôle. Et quand, sur un coin dans la rue Hermel, ses yeux se levèrent sur la plaque fixée à la muraille d’une Notre Dame, quand, de l’autre côté de la rue, il vit cette plaque identique et ce sens unique, il en resta bouche bée. En une seconde, il parcourut sa vie et comprit tout, tous ces petits signes. Oui, il avait eu plusieurs vies et en aurait encore, oui, ces vies étaient un éternel recommencement, en sens unique, pour toujours aller un peu plus loin , toujours donner plus d’Amour, toujours clamer à ses concitoyens, « La vie est belle, il suffit de le vouloir ».
Inondé d’une sérénité indescriptible, il se sentit prêt pour une nouvelle naissance. Son sang ne fit plus qu’un tour, et son visage se figea dans un dernier sourire.
Quand je me penchai sur le corps sans vie de mon ami, allongé sur le trottoir, au coin de la rue Aimé Lavy, j’entendis derrière moi l’agent de quartier me demander : « Qui est-ce ? Comment s’appelle-t-il ? »
Luc Delvaux
#Aimé-Lavy
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